Kasimir Malevitch

(1878, Kiev – 1935, Leningrad)
Peintre et théoricien russe. Il marque de son empreinte l’histoire des arts plastiques en Occident. Son Carré noir , 1915 (galerie Trétiakov, Moscou) s’est érigé pendant de longues années en barrière conceptuelle pour la compréhension de l’art moderne, mais son œuvre, non exempte d’une dimension tragique, commence seulement à être redécouverte. Malevitch naît dans une famille polonaise déportée en Ukraine après une insurrection contre l’occupation russe. Son enfance est empreinte de culture polonaise (il est catholique). Néanmoins, c’est au sein de la culture picturale russe que son talent va éclore. Il lui appartient indiscutablement, à cette nuance près qu’il s’efforce d’accomplir la synthèse de deux cultures complémentaires : la tradition occidentale, qu’il connaît grâce au romantisme et au symbolisme polonais, et une vision moderne de la tradition orientale (byzantine) à laquelle il se mesure. Ses débuts, situés dans le sillage du réalisme et du romantisme tardif du paysage, ne sont pas connus, car il a brûlé cette partie de son œuvre en 1906, en quittant définitivement la ville de Kursk pour Moscou – future capitale de la peinture russe. Engagé dans l’exploration de l’impressionnisme, il propose une évolution originale des postulats de l’école française. La suite de son parcours rapide ressemble à un catalogue des courants européens majeurs : symbolisme, cézannisme, fauvisme, cubisme. En 1910, il expose pour la première fois au sein de l’avant-garde fauve-expressionniste. Découvert au cours de présentations d’ateliers par Larionov, il est invité par celui-ci à la première exposition du « Valet de carreau » (Moscou, décembre 1910). À partir de ce moment, son œuvre est suivie pas à pas par ses collègues moscovites, dont il marque de façon indélébile l’évolution. Malevitch peint alors plusieurs séries de grandes gouaches expressionnistes où – comme il le dira plus tard – « la couleur s’est libérée de la forme ». Cette couleur expressive va devenir le sujet principal de ses préoccupations : elle « brûle son cerveau ». Mais au lieu de suivre le chemin « emphatique » de Kandinsky ou celui, proche, de Larionov, Malevitch est conscient de l’importance des contraintes figuratives que véhicule la tradition de l’imagerie occidentale. Ainsi, à partir de 1911, il s’engage dans l’analyse des volumes cubistes et aboutit très vite à l’émancipation du plan pictural pur. L’expérience futuriste l’aide à écarter tout danger formaliste. Le futurisme russe, dont il apparaît comme la figure majeure dans le domaine des arts plastiques combine la dynamique énergétique des formes avec des structures chargées de contenu « transrationnel » (Zaoum). Le « transrationnel » constitue la revalorisation symbolique des composantes figuratives de l’image et aboutit même au dépassement de la valeur illustrative, traditionnellement limitée à la seule description de l’aspect extérieur. L’abandon du figuratif a lieu à l’automne 1913 au cours du travail accompli pour la mise en forme plastique (décors et costumes) de l’opéra futuriste Victoire sur le soleil. C’est dans cette mise en scène que le plan pictural se libère pour la première fois de la représentation illusionniste et devient une entité picturale à part entière. Mais ce saut a lieu de façon presque inconsciente et il faudra encore deux années de travail forcené pour libérer la peinture des attaches mimétiques. En juin 1915, Malevitch peint une toile où sur un fond blanc est représenté un seul plan pictural : un « quadrilatère » noir. Ce « quadrilatère », loin de représenter une simple forme géométrique, est un être pictural : « enfant royal », entité vivante. Il a une existence autonome, véhicule une charge dynamique, porte en lui un mouvement. Dans la première série d’œuvres qui le suit est affirmée la suprématie de la couleur pure sous la forme de plans de couleurs bidimensionnels dont chacun est chargé d’une énergie propre, ce qui produit une multitude de mouvements des plans. Refusant le lien avec le monde des objets extrapicturaux, Malevitch nomme cet art « non objectif » et définit son système de la suprématie de la couleur pure « suprématisme ». La première exposition d’œuvres suprématistes a lieu à Petrograd en décembre 1915 dans le cadre de la « Dernière Exposition futuriste 0.10 ». Dans la plaquette Du cubisme et du futurisme au suprématisme publiée à cette occasion, Malevitch explique le cheminement de sa pensée. Son langage intuitif, utilisant des métaphores originales, est compris par quelques rares collègues, et sa nouvelle peinture crée un véritable choc auprès du public éclairé. Benois, un des plus clairvoyants critiques, parle de « la mort de tout ce qui était sacré » et baptise le fameux « quadrilatère » Carré noir. Cette vision réductrice et formaliste du suprématisme n’empêche pas Malevitch d’utiliser à l’avenir le Carré noir en tant que symbole de son aventure. À partir du début 1916, il se lance dans l’exploration du monde des formes non objectives. Au suprématisme de la couleur succède rapidement une phase de constructions cosmiques : constellations de formes et de volumes librement projetés dans un espace extraterrestre. La phase suivante du suprématisme est consacrée à l’exploration des possibilités proprement existentielles du plan pictural. Elle aboutit au dépassement de la logique de la couleur : le suprématisme blanc mène aux limites de la représentativité en peinture. Le Carré blanc sur fond blanc (juin 1918) est accompagné d’un nouveau manifeste suprématiste où Malevitch affirme que la création non objective a atteint un nouveau palier philosophique : c’est la non objectivité pure où le concept prime sur la pratique. Si au début de son aventure suprématiste, il a été suivi par un petit groupe de collègues, rassemblés au cours de l’hiver 1916-1917 dans un séminaire nommé « Supremus », en 1918 la plupart de ses collègues se désolidarisent de sa démarche, qui effraie par la radicalité de ses exigences philosophiques. À partir de l’exposition « Création non objective et suprématisme » (novembre 1919), Malevitch continue seul son chemin. Il est appelé durant l’hiver 1918-1919 aux Ateliers libres de Moscou. Évincé de la capitale par la tendance « constructiviste », il trouve refuge à l’école d’art de Vitebsk, et y crée la première école où les rudiments de l’art non objectif sont systématiquement enseignés. De son groupe nommé « Unovis » sortiront des plasticiens de premier ordre : Lissitzky, Suetin, Chasnik. Chassé à nouveau de Vitebsk, il déménage en 1922 à Petrograd, où pendant quatre ans encore il poursuit avec ses meilleurs élèves l’aventure suprématiste, au sein de l’Institut de culture artistique, dont il est nommé directeur. Cette première moitié des années vingt est marquée par un grand effort théorique : à Vitebsk, il rédige un impressionnant corpus de traités où il aborde non seulement les questions traitant de la logique des « nouveaux systèmes dans l’art », mais également des questions de nature psychologique et philosophique. Malevitch constitue une nouvelle téléologie. À l’exception de quelques plaquettes publiées à Vitebsk, ces textes resteront inédits jusqu’à la fin des années soixante, date à partir de laquelle commencera sa redécouverte en Europe occidentale. L’œuvre de Malevitch, régulièrement exposée en Russie jusqu’en 1920, reste inconnue en Europe jusqu’en 1922, quand quelques toiles sont incluses dans l’exposition à la galerie Van Diemen à Berlin. C’est seulement en 1927 qu’il réussit à présenter une large exposition personnelle hors de la Russie. Elle a lieu au printemps à Varsovie et durant l’été à Berlin, et rencontre un écho certain en Pologne, en Allemagne et au-delà dans toute l’Europe occidentale. De ses contacts avec le Bauhaus résulte la publication du livre Die Gegenstandslose Welt (le Monde sans objet ; Munich, 1927). L’épopée du suprématisme se trouve ainsi documentée dans l’histoire de la culture européenne. Appelé d’urgence à Leningrad, car on est en train d’y liquider son Institut de culture artistique, il laisse à ses amis berlinois l’ensemble de l’exposition, ainsi qu’une très importante sélection de ses archives (manuscrits et documents). Pressentant de sombres lendemains, l’artiste a la conscience que son œuvre ne peut survivre qu’en exil. Lui-même tentera en vain de lutter avec la machine totalitaire en Russie. S’étant engagé dès 1920 dans la théorie et dans la pratique d’une architecture idéale, il produit au cours des années vingt de nombreux modèles architectoniques, les Architectones dont les bases datent de Vitebsk. À la fin des années vingt et au début des années trente, le domaine architectural lui offre la seule possibilité de survie sociale. Parallèlement, il se lance dans une peinture post-suprématiste de nature symboliste. Comme il le dit, il « cherche la face du nouvel homme ». Cette peinture étant à son tour rejetée par l’idéologie du « réalisme socialiste », toutes les portes se referment successivement. N’ayant pas pu obtenir la permission de se faire soigner à l’étranger, il meurt en mai 1935 d’un cancer. La redécouverte de l’œuvre n’a lieu qu’à la fin des années cinquante, quand le Stedelijk Museum d’Amsterdam, ayant acquis la majeure partie des œuvres laissées à Berlin, organise une grande exposition qui fait le tour des capitales européennes. Ce n’est qu’en 1988 que le public russe pourra revoir les peintures de ce peintre maudit. Pourtant, son œuvre connue en Occident chemine dans la pensée plastique du siècle : ses adeptes spirituels se nomment Moholy-Nagy, Reinhardt, Newman ou Klein, parmi d’autres.

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