Henri Matisse

(1869, Le Cateau-Cambrésis – 1954, Nice)
Peintre français. Il est sans doute le seul dont l’importance, dans la peinture du siècle, puisse rivaliser avec celle de Picasso. Il fait d’abord des études de droit, travaille comme clerc d’avoué à Saint-Quentin, et ce n’est qu’en 1890 qu’il commence à peindre, en copiant des chromos au cours d’une convalescence. Il étudie ensuite à l’Académie Julian, puis chez Gustave Moreau où il se lie avec Marquet. Il effectue des copies au Louvre, va trois fois en Bretagne avant 1897, et s’intéresse à Van Gogh, mais encore peu à Gauguin. C’est en 1898 qu’il découvre la lumière du midi : sa palette s’éclaircit et il commence à pousser ses tons vers leur intensité maximale. À partir de 1900, il s’exerce à la sculpture – qui constituera, dans les moments de lassitude, une relève à la peinture. Il participe au premier Salon des Indépendants, expose chez B. Weill, chez Vollard et au Salon d’automne. C’est là qu’en 1905 il devient, assez involontairement, le chef de file momentané du fauvisme : sa peinture prend désormais pour enjeu de restituer  » son émotion » de la façon la plus franche possible, et il s’agit de recourir à « des beaux bleus, des beaux rouges, des beaux jaunes, des matières qui remuent le fond sensuel des hommes » – cette « sensualité » matissienne dépassant la simple sensation, le pur visible, et devant aboutir à une construction par la couleur qui affirme l’autonomie du tableau, y compris relativement à son motif initial (la Femme au chapeau, 1905). La notoriété ainsi brutalement acquise par le scandale de la « Cage aux fauves » fait de Matisse le peintre le plus important de l’école de Paris jusqu’à la Première Guerre mondiale. En 1906, il expose la Joie de vivre, qui choque à nouveau par la simplification des formes, la hardiesse des couleurs et son usage d’une mythologie laïcisée. Après avoir rencontré Picasso chez G. Stein – et ils seront désormais liés par une amicale rivalité, impliquant un profond respect mutuel – il étudie en 1907 les primitifs en Italie. Apollinaire salue dans un article la présence, dans sa peinture, des « qualités les plus tendres de la France ». En 1908, Matisse publie dans La Grande Revue ses Notes d’un Peintre : il y rêve d’un « art d’équilibre, de pureté, de tranquillité (qui soit)… quelque chose d’analogue à un bon fauteuil », mais affirme aussi la portée épiphanique de la peinture, qui doit « donner de la réalité une interprétation plus durable » qu’en se limitant aux apparences des choses. Son travail reste âprement discuté et, s’il a l’appui des Stein, de Chtchoukine et de Morozov, ses collectionneurs français sont rares. Chtchoukine lui commande, pour son appartement de Moscou, deux grandes compositions : La Danse et la Musique – qui lui donnent l’occasion de simplifier encore les figures et d’affirmer de vastes plans colorés : dessin et couleur s’unissent dynamiquement. Bénéficiant d’une certaine aisance matérielle, Matisse voyage – en Espagne, à Moscou, au Maroc – confirmant son goût, non pour l’exotisme, mais pour les variantes d’un décoratif (céramiques, icônes, tissus) qu’il intègre dans ses toiles par une ligne souple et des couleurs audacieuses. En 1913, son Nu bleu (souvenir de Biskra), peint sept ans plus tôt, fait encore scandale à l’ »Armory Show » par ses déformations et son chromatisme peu réaliste. Il modèle la Serpentine et les deux premières versions du Dos, dessine intensément, et explore quelques aspects du cubisme (Tête blanche et rose, 1914). Pendant les premières années de la guerre, il réalise des toiles majeures : le Rideau jaune (1914-1915) où le motif est transcrit dans une imbrication de plans colorés et se transforme en pure allusion poétique, les Marocains (1916) qui épurent les souvenirs de voyage en quelques formes-signes, la Leçon de piano (1916) où s’effectue une organisation de l’espace pictural par un jeu de triangles et de plans d’où est évacué le souci de la profondeur. Entre 1919 et 1929, Matisse connaît sa « première période niçoise » – longuement sous-estimée par la critique et au début de laquelle il conçoit décors et costumes pour Le Chant du Rossignol de Stravinsky. La lumière méditerranéenne lui lance un permanent défi, et les thèmes des odalisques, des femmes en intérieurs, des vues dans une fenêtre sont travaillés à travers une multitude de variantes – toiles, dessins, lithographies – qui interrogent l’impact des couleurs, le retour d’une semi-perspective, la prolifération des éléments du décor, la construction d’un espace de représentation toujours plus complexe, entre baies ouvertes, miroirs, claustras, volets, paravents et tableaux dans le tableau. La forme féminine elle-même, inlassablement reprise, n’est qu’un élément entrant en composition avec d’autres : « Avant tout, je ne crée pas une femme, je fais un tableau. » Parallèlement, Matisse élabore plusieurs têtes sculptées (Henriette II, 1927, et III, 1929) où l’organisation des volumes se fait de plus en plus libre. En 1930, Matisse passe trois mois à Tahiti : il y dessine, mais n’y peint qu’une petite toile, engrangeant des sensations dont il tirera parti plus tard. Le Dr Barnes lui commande ensuite une décoration pour la grande salle où il entend présenter sa collection de toiles françaises à Merion. Ce sera La Danse, en trois versions successives en raison d’une erreur initiale de dimensions : nouvelle évocation de l’Âge d’Or – comme dans la Joie de Vivre ou dans les panneaux de Chtchoukine – à travers des corps universalisés, dépourvus de tout caractère anecdotique, qui persuadent le peintre qu’il est possible de réaliser une « peinture architecturale », sans modelé ni perspective, monumentale par la suggestion d’un espace se prolongeant au-delà de la surface peinte. L’ambition de quitter le tableau de chevalet aboutit dans les années suivantes, non seulement à de remarquables livres illustrés, mais à des cartons pour tapisseries : Fenêtre à Tahiti (1935-1936), Nymphe dans la Forêt (1935-1943). En 1939, la déclaration de guerre ramène rapidement Matisse sur la Côte d’Azur, à Nice, puis à Vence. En janvier 1941, il subit une grave opération intestinale, après laquelle il a le sentiment de bénéficier d’une « seconde vie » – et se lance à nouveau avec acharnement dans le travail, tandis que sa notoriété ne cesse de croître dans le monde alors qu’il trouve plaisir dans la proximité de son vieil ami Bonnard. Il multiplie les dessins, sur les motifs apparemment les plus modestes – fleurs et feuillages – jusqu’à en prendre une telle connaissance que la main exécute comme seule un travail « inconscient », où la ligne est enrichie de tout le savoir acquis. À partir de 1943, il exécute des gouaches découpées pour l’album Jazz, et y découvre la solution de l’ »éternel conflit du dessin et de la couleur ». Peu à peu, ces papiers préalablement gouachés dans lesquels il « dessine avec des ciseaux » envahissent l’appartement, constituent de véritables environnements de formes fluides avant d’être fixés dans des compositions transposables en grandes céramiques (la Piscine, 1952, Grande décoration aux masques) ou en vitrail (la Rosace commandée par N. Rockefeller). En 1947 s’impose le projet de décorer une chapelle à Vence – travail qui occupe Matisse pendant quatre ans et qu’il considère comme l’achèvement synthétique de tous ses efforts. Il en conçoit tous les éléments (objets de culte et chasubles aussi bien que chemin de Croix et vitraux) et y livre en effet ses solutions les plus achevées sur la réduction du dessin à la souveraineté de la ligne, le rôle de la lumière dans l’élévation spirituelle, l’accès à la plus extrême simplicité, qui fait d’ovales anonymes les visages de la Vierge ou de saint Dominique. « Quand j’entre dans la chapelle, dira-t-il, je sens que c’est moi tout entier qui suis là ». Cette expérience – unique dans l’histoire de la décoration religieuse – l’amène à n’user ensuite que des formes et des couleurs les plus denses : les ultimes gouaches découpées condensent le corps en courbes essentielles (Nus bleus, 1952), exaltent la flore en disposant des couleurs vives sur un vaste fond blanc (les Acanthes, 1953), assument une effervescence décorative équilibrant exubérance et sérénité (la Perruche et la Sirène, 1952) et accèdent à l’harmonie par-delà la savante dissymétrie de leurs éléments (Apollon, 1953). Dans ces ultimes tableaux, Matisse, livré à « cette personne bien diverse et bien perverse… qui s’appelle la Peinture », atteint l’essentiel : formes et couleurs indissociables s’imposent comme d’elles-mêmes, et l’art se dote d’une « évidence » unique – face à laquelle on ne peut qu’acquiescer. C’est cette puissance de la couleur décidant de sa mise en formes en même temps que le sens du décoratif qui apparaissent, dès l’après-guerre, si importants pour bon nombre de peintres abstraits – alors même que Matisse, bien que s’intéressant à Kandinsky, était assez réticent à l’égard de l’abstraction : de Francis à Stella en passant par le Pattern, une des leçons de Matisse irrigue l’art américain, avant de faire retour dans la peinture française.

(source Dictionnaire de l’art moderne et contemporain, Éd. Hazan, 1992)

La Danse (seconde version), Matisse, 1909-10
La Danse (seconde version), 1909-10

Nu bleu I, Matisse, 1952
Nu bleu I, 1952


Publié

dans

Étiquettes :